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Wednesday, May 29, 2013

Accompagnement bouddhiste à la fin de la vie


Accompagnement bouddhiste à la fin de la vie

L’accompagnement bouddhiste en fin de vie se fait avec compassion pour les souffrants. A l'approche de la mort, la peur de mourir, la douleur de l'agonie s'apaisent par le pardon, le repentir, la méditation, le recueillement dans l'aspiration à la paix de l'esprit définitive.

(1ère partie)
Mourir, 
comment faire face à cette étape de la vie
la plus personnelle et intime ?

Introduction
Le texte qui suit est celui d'une conférence donnée au Temple Zen de la Gendronnière les 28/29 mai 2005 par maître-zen Kengan D. Robert dans le cadre du symposium "Vie, mort, Nirvana".

Bonjour,
Ce que je vais vous exposer ici est fondé sur l'apprentissage que j'en ai fait auprès de mon "Vieux maître" (rôshi) Shûyû Narita, dans son temple Tôdenji, province d’Akita au nord du Japon. Comme j’étais un moine de son temple, il me faisait l'accompagner dans des visites à certains paroissiens grabataires très malades. De l'exemple qu'il m'a montré en ces occasions, je retiens que sa façon de leur parler de ces choses éminemment sérieuses que sont la maladie terminale et la mort et des souffrances que cela entraîne, était toujours très simple. Il parlait sur le ton de la conversation mais ses paroles bonhomme en apparence, pénétraient profondément ses interlocuteurs. Ensuite, dans nos discussions il insistait sur le rôle que nous avions de permettre à ces personnes – pour la plupart des cultivateurs et des travailleurs ruraux – d’avoir une pensée ultime la plus proche possible de l’éveil bien qu’elles n’aient jamais pratiqué zazen.
" La façon la plus simple et la plus radicale 
d’aborder sa mort 
est le Recueillement pur et nu. "
Evidemment pour vous qui êtes pour la plupart des pratiquants sérieux, je pourrais réduire ma conférence à sa plus simple expression. Il me suffirait de dire, en bref, que la façon la plus simple et la plus radicale d’aborder sa mort est le Recueillement pur et nu – shikantaza « seulement être assis ».
Et pourquoi ? Parce que c’est l’un des aboutissements du Recueillement Zen que de préparer l’individu à tirer profit de l’occasion unique que représente la mort. Cette pratique, vous le savez, consiste à transformer cette phase de l’existence – l’approche de la mort – en sagesse car elle accompagne l’état le plus subtil de l’esprit. A ce moment ultime de la vie, l’esprit est « privé », pour ainsi dire, de tout conditionnement, et il se trouve alors dans son état le plus pur. Et malgré tous les commentaires qui ont été faits par la suite, il reste que le meilleur exemple est celui du Bouddha Shakyamuni qui nous l’a montré dans toute sa simplicité au moment de sa propre mort. C’est décrit dans le Parinirvana Sutra. Il suffit donc de suivre son exemple ! Il est notre Maître ! Rien ne dit, en effet, qu’en quelques jours, quelques heures, quelques minutes, quelques secondes même, il ne soit pas possible de s’éveiller. Mais quand il faut mourir, il faut mourir ! Qu’on soit éveillé ou non.
" C'est parce qu'il ignore que 
son "moi" n'a pas de substance en propre 
que l'homme a peur de mourir . "
Dans la réalité, il n’y a cependant pas besoin d’être éveillé pour bien mourir. Il suffit de mourir ! En effet tout dépend de l’enchaînement sans rupture des karma. Comprenez bien que le mot sanskrit karma signifie : « un acte gros de sa conséquence dans la conscience ». C'est-à-dire que dès qu’on fait quoi que ce soit, que l’on dit quoi que ce soit, que l’on pense quoi que ce soit, dans l’instant même – dans le même temps ! – cet acte « pond » sa conséquence dans notre conscience. Ensuite, le temps de maturation de la rétribution de cette conséquence est variable. Cette loi du karma est donc essentielle car elle conditionne un enchaînement d’événements dans notre vie qu’on appelle « continuum d'existence ». Ces événements sont les « moments de vie » et ils ont toujours lieu au point de convergence de causes et de conditions. Lequel point de convergence n’arrête pas de se répéter. Sans cesse, sans cesse on est toujours au point de convergence de causes et de conditions qui déclenchent l’apparition des choses, parmi lesquelles notre propre personne, évidemment. Ce moment de convergence, nous dit le Bouddha, ne dure que le temps d’une pensée. Donc comme nous le dit le sutra : « nous ne vivons que le temps d’une pensée. Une pensée qui prend naissance, qui vit, et qui meurt dans le même temps. » Comme on pourrait le dire d’une note de musique jouée sur un instrument. C’est pourquoi le « moi », (le « moi-je », le « soi », l’ego, etc.) n’a pas de substance en propre. Mais les causes et conditions font qu’on s’agrippe à ce « moi » illusoire et au monde qui conditionne son existence. C’est ainsi que l’homme a peur de mourir.
" Ce n'est pas ce qui se passe après la mort 
qui importe, mais le fait d'arriver ou non à avoir 
l'esprit en paix au moment ultime de la vie. "
A l’inverse, bien sûr, c’est ce qui fait que le pratiquant de plus en plus imprégné de cette évidence de l’absence de substantialité du « moi », va comprendre que ce n’est pas ce qui se passe après la mort qui importe, mais le fait d'arriver ou non à avoir la conscience tranquille, la paix dans l’esprit lors de sa toute dernière pensée, au tout dernier moment de sa vie. En dépit de tout le flux d'événements heureux ou malheureux qui a conduit jusqu'à cette mort.
Tel est le fondement de la foi d'un bouddhiste qui est conduit à s’adresser à quelqu’un qui le sollicite avec la peur de mourir. Tel est le point de départ de notre démarche de conseiller spirituel aux personnes qui sont en train de mourir.
A qui avons-nous affaire ? Il peut, certes, s’agir d’un grabataire dont l’espérance de vie ne se compte plus qu’en jours ou en heures. Mais il peut s’agir aussi d’une personne bien portante pour laquelle la perspective de sa propre mort devient si prégnante qu’elle noircit sa vie. Si, vu d’une certaine façon, on peut dire que la mort commence dès qu’on prend naissance, nous voyons que la pratique religieuse trouve sa pertinence tout au long de la vie. Quel que soit le moment où celle-ci se termine. "On ne sait jamais ni le lieu, ni l'heure !"
Si les personnes qui ont l’occasion de nous interroger en notre qualité de religieux pour obtenir un éclairage différent sur leur façon d’appréhender leur vie et leur mort font cette démarche, il leur est néanmoins très dur d’admettre d’être bousculées dans leurs certitudes.
Et pourtant, qu’est-ce qui est immédiatement utile quand il faut, par exemple, consoler dans l’urgence ceux qui sont au bord de la mort — ceux qui nous ont fait demander parce qu’ils ont l’idée que nous sommes d’abord des religieux de totale confiance ? Il arrive souvent que nous ne connaissions pas cette personne et qu’elle veuille se soulager par une confession avant de quitter ce monde. Elle attend de nous un dernier conseil pour mourir paisiblement. Et, disons-le, on ne connaît pas cette personne et on s’aperçoit qu’elle n’a aucun fond religieux. Elle a peur de la mort. Et surtout, ceux qui l’entourent, encore plus. Et c’est pourtant notre devoir de religieux de répondre.
Alors comment faire ?
La compassion est la condition impérative 
de l'aide aux mourants
Les Quatre bonnes façons d’un bouddhiste pour agir en compassion sont 1) le don, la générosité, et la charité ; 2) la parole franche et sincère dite avec amour ; 3) les actions, gestes et agissements pour le bien de l'autre dans le désintéressement ; 4) l'empathie qui épouse la douleur de l'autre pour l'en libérer.

2ème partie
Les quatre bonnes façons pour agir en compassion 
En ce qui concerne la méthode et l’état d’esprit qu’il faut avoir en cette occasion, pour un bouddhiste pratiquant, et aussi pour tout le monde, la condition sine qua non c’est la compassion. Je vous invite à vous faire une règle de conduite des conseils contenus dans le chapitre du Shôbôgenzô de Dôgen Zenji, intitulé « Les Quatre bonnes façons d’un Aspirant à l’Eveil pour aider les êtres. » [Bodaisatta shishôbô].   Les quatre façons sont : a) donner, b) parler avec amour, c) agir pour le bien de l'autre, et d) être en empathie. Dans votre relation avec les gens que vous accompagnez, remémorez-vous automatiquement cette sorte de « mantra » surtout dans les cas difficiles et d’incertitude. Il clarifie la vision des choses, je peux en témoigner.
" Le partage de l'Eveil 
est la forme la plus élevée du don. "
Premièrement Dôgen Zenji prêche l’acte de donner : faire un don gratuit et dénué de dualisme entre le donateur et le donataire, entre l’Enseignement et la richesse matérielle, entre l’esprit et la matière. Autrement dit, le don est la manifestation de la générosité, de la charité, de l’altruisme – qui sont l’expression de la bienveillance et de la compassion. Le partage de l’Eveil est la forme la plus élevée du don, voilà ce que nous dit Dôgen Zenji. 
Dans l’accompagnement des mourants, celui qui tient la main de celui qui part lui fait don de sa foi, de sa raison, de son avance dans l’apprentissage de l’Eveil, de sa paix intérieure. En retour, celui qui part et dont la main est tenue fait don de sa souffrance, de ses peurs, de ses peines et il nous présente la vérité de notre propre agonie future.
L’exemple qu’il nous donne est son don ultime. Il faut le chérir comme le plus précieux des cadeaux.
" Parler avec amour 
c'est d'abord parler avec franchise 
dans la compassion. "
La deuxième attitude pour aider les autres est celle de « parler avec amour » (aigo). Ici, il ne s’agit évidemment pas seulement de paroles aimables et pas non plus de « petits mots d’amour ».  Mais comme le dit Dôgen Zenji : « Parler avec amour (aigo) signifie que quand vous rencontrez des êtres vivants, votre première pensée est celle de compassion et que vous leur parlez avec des paroles pleines de considération et d’affection. » Et il nous dit, – écoutez comme c’est beau ! : « Parlez en gardant à l’esprit cette pensée que le Bouddha prend soin des êtres avec tendresse comme s’il tenait des bébés dans ses bras. (…) Et il ajoute : plus vous prendrez plaisir à parler avec amour, plus vous multiplierez ces paroles aimantes. » Si l’on suit Dôgen Zenji : quand on est face à celui qui va mourir ou qui souffre dans l’angoisse et dans la panique, parler avec amour c’est d’abord parler avec franchise dans la compassion. Et fort de cela, c’est avec amour que le maître Zen Ikkyû répondit ceci à un mourant qui s’inquiétait de sa fin proche : « Oui, vous allez mourir ! Moi aussi je vais mourir. Les autres aussi vont mourir. » Cette déclaration dans une telle circonstance émanait d’une grande compréhension de la souffrance humaine. C’est pourquoi, Dôgen Zenji présente plus loin la vertu d’empathie (dôji).
" Agir pour le bien d'autrui, 
c'est le faire sans attendre de retour. "
La troisième attitude de l’aspirant à l’Eveil qui aide autrui à traverser sur l’autre rive est celle « d’agir pour le profit de tous les êtres » (rigyô). 
Dôgen Zenji nous dit : « Agir pour le bien de tous les êtres signifie que vous mettez tout en œuvre pour que tous les êtres, supérieurs ou inférieurs, profitent de vos attentions. (…) N’attendez pas de retour de faveur pour avoir, par exemple, soulagé une tortue dans l’embarras ou pour avoir soigné un oiseau blessé, mais soyez toujours poussé uniquement par votre envie d’aider autrui. (…) La pratique qui consiste à agir pour le bénéfice d’autrui appartient à la vérité absolue. ­– C'est-à-dire qu’on ne peut pas y échapper. – Elle profite donc et aux autres et à vous, à l’infini et dans l’éternité. »
" En empathie, 
nous-mêmes et autrui sommes alors 
une seule et indivisible ainséité. "
La quatrième expression de compassion d’un aspirant à l’Eveil est la vertu d’empathie (dôji). 
Empathie signifie identification à l’autre, unicité avec autrui. « Unicité » est important ! 
Dôgen Zenji ne pouvait pas choisir plus grand exemple quand il nous dit : « Le Tel-quel Advenu (Tathagata) est né dans le monde des hommes et il a vécu une vie humaine. » Ceci est le plus grand et le plus bel exemple d’empathie possible d’un bouddha. Et Maître Dôgen nous explique: « Quand nous rendons réelle l’empathie avec les autres, nous-mêmes et autrui sommes alors une seule et indivisible ainséité. » (…) Et il ajoute : « Il y a en cela la vérité suivante : quand le soi a assimilé autrui en lui, le soi à son tour est assimilé par autrui. » Alors en ce qui nous concerne : quand une personne est face à son tout dernier moment nous pouvons alors partager notre vie et notre mort avec elle. C’est cela l’empathie. 
Ici, nous ne parlons pas de « ressentir » de l’empathie. Il s’agit de « rendre réelle » votre empathie dans ce que vous faites ou dites réellement. La pratique du bouddhisme ce n’est rien d’autre que rendre réelles les vertus humaines ! C’est très simple ! 
Vous pouvez tenir la main de cette personne, lui masser le dos, lui faire boire un peu d’eau ou simplement être présent avec elle. Dans certains cas vous pouvez faire zazen à côté du lit. Tous ces gestes constituent votre pratique réelle de l’empathie, votre identification avec cette personne. Toutefois la compassion désintéressée n’apparaît pas du jour au lendemain. Il faut la pratiquer jour après jour. Il faut s’y exercer dans les petites choses de la vie, les petits contacts anodins avec les autres, au quotidien, jour après jour. 
Même si vous n’aimez pas cela, il faut le faire. La pratique du Zen est ainsi !
Ne perdons pas de vue qu’aider autrui consiste du point de vue du Bouddhisme Zen, comme le disait mon vieux maître quand il me parlait de ses paroissiens, à le faire aboutir sinon à l’éveil, au moins à avoir la conscience tranquille, à avoir l’esprit en paix au moment ultime.
Pour un mourant quatre actes sont nécessaires 
pour avoir l'esprit en paix au moment ultime.
Pour tout être humain, la paix se produit dans son esprit quand il se réconcilie avec lui-même et avec tout ce qu'il a subi dans sa propre vie. Cela est facilité par l'aspiration naturelle à une vie meilleure et la concentration dans une méditation. C'est en cela que les Quatre actes dits "salvateurs" sont importants pour générer la paix de l'esprit au moment de la grande douleur de quitter ce monde.

3ème partie
Les quatre actes nécessaires 
pour avoir l'esprit en paix au moment ultime.
Les Quatre actes générateurs de paix intérieure sont :
1– d'exprimer son pardon (jap. shazai) envers ceux qui ont fait du mal, car le lien de la rancune, de la rancœur ou pire de la détestation, de la haine, est aussi un agrippement à ce monde. Un attachement qui fait revivre en ce monde. Pardonner apporte la réconciliation avec soi-même.
2– d'exprimer son repentir (jap. sange) qui permet de purifier son esprit en rendant conscient des conséquences de ses actes (karma). Le repentir permet d’admettre « contre mauvaise fortune bon cœur » les malheurs qui échoient en conséquence de ces actes. Et en particulier, le moment de l’agonie qui est l’aboutissement de millions d’événements de la vie et qui expliquent qu’on a plutôt un cancer, ou plutôt un infarctus, et que tout va très mal. Et que tout cela est dû aux comportements, aux paroles, à la ligne de conduite choisie pour mener sa vie. Et dont le résultat final fait qu’on peut mourir d’une belle mort, content, dans son sommeil, en zazen, ou alors souffrir d’abominables douleurs. C’est la loi du karma. Donc, exprimer son repentir permet de purifier son esprit en admettant tout ce qui s’est passé dans sa propre vie. Se repentir apporte la réconciliation avec l'univers.
3– de donner libre cours à son aspiration à l’éveil (jap. hotsu bodaishin). Il est possible d'accomplir cet acte même si l'on n’est pas bouddhiste puisqu'il s'agit de l'expression du souhait d'accomplisement de la plus haute forme de vie spirituelle. C'est une question de choix dans la formulation.
4– et, si l'on est prêt à cela, pratiquer le Recueillement ou la méditation (sanzen), à l’exemple du Bouddha Shakyamuni au moment de sa propre mort.
Conduire un souffrant vers une fin sereine
- (Un cas expliqué) -
Comment parler sincèrement à un souffrant avec des paroles aimantes, tout faire pour son bien spirituel, en empathie tout donner avec l'esprit joyeux, d'un bon père ou d'une bonne mère, et avec grandeur d'âme.

4ème partie
Conduire un souffrant vers une fin sereine - 
(Un cas expliqué) -

Au Japon, j’avais entendu Maître Narita parler à ses paroissiens malades. Dès mon retour en France j’ai été confronté à mon premier cas d’assistance religieuse.
Voici comment cela s'est passé :
" Qu'est-ce que ça fait quand on meurt ? "
Dans la chambre d’hôpital où je visitais ma mère, une voisine de lit m’a appelé en me disant : « Mon père, je voudrais vous parler. » J’étais en habit religieux zen mais j’ai pensé qu’elle avait pu se méprendre. Je me suis donc avancé vers son lit et je lui ai répondu : « Bonjour, madame, voyez-vous, je ne suis pas un prêtre catholique. Je suis un moine bouddhiste. » Elle me répondit : « Ça ne fait rien, je voudrais vous parler quand même ! » Je me suis assis à la tête de son lit, je lui pris les mains et lui demandai : « Qu’est-ce que vous voulez me dire ? » Sa question a été directe : « Qu’est-ce que ça fait quand on meurt ? » Je lui dis : « Vous voulez savoir ce qui se passe après la mort ? » Elle répondit : « Après la mort, c’est bien loin "après" ! Mais qu’est-ce qu’on ressent, qu’est-ce qui se passe dans le moment où on meurt ? »
Je lui expliquai : « Le moment de la mort est le moment où votre corps cesse de fonctionner et ne produit plus la vie. 
« Tant que votre corps est en vie vous ressentez des sensations, des émotions, des sentiments, vous réfléchissez, vous avez des idées. Et cela est parfois agréable et plus souvent pénible. Quand votre corps n’est plus en vie, les nerfs qui ressentent ces sensations, le cerveau qui produit ces émotions, ces pensées et ces idées, ne sont plus en vie non plus. Il n’y donc plus de sensations, d’émotions, de pensées, ni d’idées. Il n’y a donc pas non plus de souvenir, ni de « vision » puisqu’il n’y a plus aucun support pour ces perceptions. 
« C’est ainsi que le passage de la vie à la mort n’est douloureux que par la peur qu'on a d’un lieu inconnu qu’on ne peut anticiper que dans l’image qu’on s’en fait à partir de ce qu’on en a lu ou entendu dire. Ce lieu-là n’a donc aucune substance en propre, il n'est que dans notre idée. 
« Et donc, le fait reste qu’après le passage vous ne ressentez plus rien. 
« Ce qui vous inquiète maintenant, c’est que votre conscience n’est pas tranquille parce que depuis votre enfance on vous a menacée de mille tourments si vous parliez mal ou faisiez de grosses bêtises, ou si vous donniez à votre vie une mauvaise orientation. Et vous craignez de ne pas avoir toujours bien agi comme vous auriez dû. »
[Après avoir échangé ainsi sur les tenants et les aboutissants de la vie en général et de la sienne en particulier, nous sommes arrivés au point important.]
" Ces histoires, ces chagrins, ces rancoeurs : 
dites-moi que vous ne voulez pas les emporter. "
A un certain moment, en réponse à l’une de ses réflexions, je lui dis : 
« Vous n’êtes pas une grande criminelle, mais en vous battant dans la vie vous n’avez pas toujours été tendre avec les autres, peut-être même avez-vous détesté des gens. Et vous gardez peut-être encore « un chien de votre chienne » pour quelqu’un. Mais aussi, vous avez su rendre service quand il le fallait. Vous avez donné tout ce que vous pouviez à votre famille. Les autres vous ont peut-être fait des crasses que vous ne pouvez pas oublier. Je vous dis ça parce que nous sommes tous comme cela. Moi, comme les autres. 
« Quand on quitte ce monde c'est mieux de le faire la conscience tranquille. La paix dans l’esprit. Alors il faut un peu se forcer. Considérez que vous ne pouvez pas changer ce qui vous est arrivé de mauvais, mais que vous pouvez être contente de ce que, vous, vous avez fait de bien. Vous vous souvenez sans doute de moments où vous aviez dépassé une rancœur ou fait une charité et que vous étiez contente, le cœur léger et fière de vous ? Et aussi, à l’inverse, que vous aviez de l’amertume quand vous aviez fait quelque chose de contraire à ce que vous pensiez être le bien, même si vous y aviez été contrainte ? » 
Et, ici, j’ai ajouté : 
« Vous savez, vous n’avez pas besoin de me raconter vos histoires si vous n’en avez pas envie. Et en fait ça ne regarde que vous. Mais au fond de votre cœur, commencez à pardonner sincèrement à tous ceux, connus ou inconnus, proches ou étrangers, qui vous ont fait du mal ou avec qui vous vous êtes fâchée. » C’était sans doute cela qu’elle avait sur le cœur. C’était pour cela qu’elle m’a interpellé pour se confier. En chuchotant, elle me raconta ses malheurs, ses conflits et ses rancoeurs. Ce qu’elle a fait pour les autres qui ne lui ont « même pas dit « merci ». Et aussi les détestations dont elle fut l’objet pendant sa jeunesse. Elle fit l’inventaire de tout, et le posa entre nous comme un paquet de linge sale ou une poubelle qu’on vide. « Voilà ! dit-elle, comment voulez vous que je pardonne tout ça ? »
– « Ce qui est arrivé est arrivé, dis-je. Maintenant vous ne pouvez plus revenir dessus. Ce gros paquet d’histoires, ces chagrins qui vous ont été causés, ces rancoeurs qui vous restent, dites-moi que vous ne voulez pas les emporter avec vous. » 
Ce moment a été décisif. Les rides apparues sur son visage pendant qu’elle me racontait ses peines se sont froncées encore plus. Son visage est devenu très grave. Puis d’un coup, elle s’est détendue. Les rides creusées par les peines et le temps s’effacèrent comme des traces de pas sur le sable balayées par une vague. Elle me regarda droit dans les yeux. 
– « Oui, vous avez raison, je ne peux pas les emporter avec moi. Tout ça c’est fini, de toute façon… »
– « Dites-moi que vous leur pardonnez à tous. »
– « Mais ils sont morts ! Et les autres il y a bien longtemps que je n’ai plus de nouvelles. » 
– « C’est dans votre cœur qu’ils sont. C’est à eux, au fond de votre cœur, que vous devez dire que vous leur pardonnez. Et pourquoi cela ? Parce qu’en fait, il n’en reste que le souvenir dans votre tête. Si vous le leur remettez, vous en serez nettoyée. »
– « C’est bien vrai, ça. Bon, je leur pardonne, à tous ! » Elle se reprit, et répéta sérieusement en pesant bien ses mots : « Je leur pardonne. » – C’était admirable de voir cette grand-mère si sérieuse, si appliquée. – Son visage se détendit, ses yeux brillèrent. Je suppose qu’elle devait avoir le même regard quand, plus jeune, elle posait un panier trop lourd qu’elle avait porté trop longtemps.
– Je lui dis : « Vous devez vous sentir soulagée d’avoir pensé et dit cela. N’est-ce pas ? » 
" Je demande pardon 
maintenant et sans réserve 
de tous mes actes mauvais 
commis dans le passé . . . "
Après cet acquiescement, je lui dis : 
– « Vous pourriez dire aussi combien vous demandez pardon maintenant et sans réserve, de tous vos actes mauvais commis dans le passé, que vous avez faits par envie, par colère, par refus et même par ignorance et que vous avez produits avec vos pensées, avec vos paroles et avec votre corps. C’est comme ça qu’on soulage sa conscience. Pensez bien à votre vie et à tous ceux avec qui vous avez eu affaire. »
Elle acquiesça de nouveau à cette formulation en français ordinaire du repentir bouddhique. 
– « C’est vrai, dit-elle, que je n’ai pas toujours été correcte. Mais je n’ai jamais voulu faire du mal. Mais il est vrai que j’ai fait du tort. Ça, j’en ai bien du remords. Tenez, un jour… » 
– Je l’arrêtai. « Vous n’avez pas besoin de me dire ce qui s’est passé sauf si vous croyez que c’est nécessaire. Demandez leur pardon dans votre cœur. Dites-le moi. » 
– Elle redevint grave : « Oui, oui, j’en demande pardon. » 
– « Alors ça va mieux ? » 
" Ne voudriez-vous pas être quelqu'un 
qui ne fait que le bien, qui évite le mal 
et qui veut aider tous les êtres 
à sortir de ce monde de souffrance ? "
– « Maintenant il faut que je vous dise quelque chose : dans le bouddhisme nous croyons que l’on reprend existence continûment parce que la vie est en constante transformation par les actes que nous faisons en pensée, en parole et en comportements et que les conséquences nous accrochent à ce monde où nous avons pris naissance. Dans ce cas, si l’occasion   vous était donnée de vivre une vie nouvelle, est-ce que vous ne voudriez pas être quelqu’un qui ne fait que le bien, qui évite le mal et qui veut aider tout le monde à sortir de ce monde de souffrance ? 
(Ici, encore je viens de lui proposer dans sa façon de parler les Trois vœux d’un aspirant à l’Eveil.) 
– Oh ! oui ! Ce serait bien, murmura-t-elle.
– Alors, rappelez-vous toujours ce que nous venons de dire, entre nous. Et ne pensez plus à rien d’autre. »
Voilà, en adhérant avec son cœur, en exprimant son accord avec sa bouche, cette personne qui n’était pas bouddhiste a donné libre cours à la plus haute aspiration commune à tous les êtres humains. Sa conscience a été purifiée par le pardon et le repentir. La paix est donc entrée dans son esprit, sa conscience s’est tranquillisée.
Puis je me suis absenté une huitaine de jours pour la Retraite de l’Eveil du Bouddha (rôhatsu sesshin) au début décembre. A mon retour, la vieille dame n’était plus là. Elle s’est éteinte, m’a-t-on dit, trois jours après notre conversation. Très paisiblement.
" Il faut parler le langage compris par
ceux qui ne sont pas bouddhistes 
et qui souffrent dans leur corps et dans leur coeur. "
Comme vous l’avez entendu, l’entretien avait été  très simple et il s’est déroulé comme je vous l’ai dit : en une fois et sans heurt ni difficulté. C’est la dame qui m’avait choisi elle-même. Je ne la connaissais pas. Je ne m’étais pas imposé, ni n'avais même pas engagé de conversation. C’est un cas idéal, me direz-vous. C’est bien cela, et c’est pourquoi je le prends comme exemple. Hélas, toutes les interventions ne se déroulent pas toujours aussi bien. Il y a des situations plus compliquées et plus dures, plus angoissées et chaotiques aussi. Mais je m’efforce toujours de respecter les grands principes que j’ai retenus de mon maître et que je vous ai exposés plus haut : d’abord et avant tout, d’avoir la compassion d’amener les personnes à faire elles-mêmes les quatre actes (karma) salvateurs : pardonner, se repentir, donner libre cours à leur aspiration à l’accomplissement spirituel, et pratiquer le Recueillement « pur et nu ».
Et pour y arriver, je me rappelle sans cesse dans mon cœur les « Quatre bonnes façons pour un Aspirant à l’Eveil d’aider les autres » qui agissent comme règle de conduite dans les moments durs et d’incertitude.   Comme je vous l’ai dit, l’appel de cette dame a inauguré mon engagement dans la partie de notre pratique du Zen qui est celle de la fonction « pastorale » telle que me l’ont montré maître Narita et les autres maîtres japonais. Ici en Europe, notre rôle de conseiller spirituel est susceptible de s’adresser le plus souvent à des personnes souffrantes qui ne sont pas bouddhistes, qui ignorent même tout du bouddhisme et encore plus de la pratique de zazen. Ces gens sont chrétiens très croyants, musulmans très croyants, athées très convaincus, ou ils sont indifférents. Mais ils souffrent dans leur corps et dans leur cœur et nous devons leur parler le langage qu’ils comprennent quand ils nous demandent notre aide.   C’est pour cela que je vous ai proposé des sujets de réflexion et une ligne de conduite qui, je l’espère, faciliteront votre démarche qui est de soulager les autres qui souffrent et de les faire avancer sur le chemin de la délivrance, vers l’autre rive. 

Je vous remercie de votre attention.
Kengan D. Robert

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