La bien portance de Frida Kahlo
Danielle Moyse


En décembre 2007, le 3ème festival « Retour d’image » consacra[1] une soirée d’hommage à la peintre mexicaine Frida Kahlo qui aurait eu 100 ans le 6 juillet 2007. En effet, ce festival a pour projet de diffuser des œuvres cinématographiques mettant en scène des personnes et des personnages touchés par des « infirmités », « déficiences », « handicaps » de toute nature, afin de montrer la façon dont sont représentés les hommes et les femmes atteints dans l’intégrité de leur corps ou de leurs facultés mentales ou qui présentent des particularités physiques visibles. La projection des films est souvent suivie d’un débat en présence de leur réalisateur, « handicapé » ou non, lorsqu’il s’agit de films récents, ou de personnalités ayant tenté de mieux « comprendre les enjeux de la représentation de l’autre », comme le stipulent les textes annonçant cette manifestation.

Que l’on puisse envisager Frida Kahlo comme une figure emblématique des « personnes handicapées » me parut, à la lecture du programme de cette année-là, d’abord si étrange que, malgré le grand intérêt des œuvres[2] qui devaient y être produites, l’idée m’en parut d’abord presque incongrue. Presque aussi incongrue que si un festival consacré à la « bisexualité » s’était emparé de cette femme extraordinaire pour en faire une image symbolique de la « bisexualité ». Presque aussi réducteur encore, à vrai dire, que de vouloir en faire une représentante du « surréalisme« .

Non que Frida Kahlo ait été épargnée par la maladie ou l’infirmité tout au long de sa fulgurante existence : elles ne cessèrent de l’accompagner ! Non qu’elle se soit interdit quelque forme d’amour que ce soit : elle aima avec une immense générosité le grand muraliste Diego Rivera, son mari, mais aussi d’autres hommes qui croisèrent sa vie et avec lesquels elle garda souvent de profonds liens d’amour et de tendresse après qu’ils eurent cessé d’être ses amants. Quant aux femmes aimées, elle déclare en toute simplicité dans sa correspondance, à propos de l’une d’entre elles, la peintre nord américaine Georgia O’Keeffe : « O’ Keeffe a passé trois mois à l’hôpital, elle est partie aux Bermudes se reposer. Elle ne m’a pas fait l’amour pendant ce temps, parce qu’elle était trop faible, je crois. Dommage. »[3] Quant au « surréalisme », il n’est certes pas impossible de trouver à son œuvre des affinités avec ce mouvement artistique : ce n’est pas sans raison qu’on peut, par exemple, éprouver sa création comme l’expression spontanée de cette interrogation qu’André Breton estimait commune au mouvement dont il était le chef de file et à la peinture de Frida : « A quelles lois irrationnelles obéissons-nous, quels signes subjectifs nous permettent à chaque instant de nous diriger, quels symboles, quels mythes sont en puissance dans tel amalgame d’objets, dans telle trame d’événements <…> ? »[4]  Et de même que le Manifeste du surréalisme évoque par exemple très clairement son intérêt pour les découvertes de la psychanalyse, Frida Kahlo présente un de ses tableaux les plus réussis « Moïse » [5], comme la libre interprétation du livre de Freud consacré au personnage biblique : L’homme Moïse et la religion monothéiste.[6] Etant donné ces points de convergence, André Breton rédige la préface de l’exposition que Frida Kahlo réalise en novembre 1938 à la Julien Levy Gallery de New York et l’invite l’année suivante à Paris pour y exposer ses œuvres. C’est encore lui qui, organisant en janvier 1940, une exposition internationale du surréalisme à la Galeria de Arte Mexicano contribue à ce que Frida Kahlo y présente deux de ses tableaux : les deux Frida et la table blessée.[7]

Reste que Frida, Frida la libre, récuse toute récupération, inscription, limitation qui l’assujettiraient à quelque catégorie que ce soit, même artistique, et que si le surréalisme se reconnut en elle, la réciproque est loin d’être assurée : « Certains critiques, écrit-elle à l’un d’eux, ont tenté de me classer parmi les surréalistes, mais je ne me considère pas comme telle (…)j’ignore si mes tableaux sont surréalistes ou pas, mais je sais qu’ils sont l’expression la plus franche de moi-même (…) Je déteste le surréalisme. Il m’apparaît comme une manifestation décadente de l’art bourgeois. Une déviation de l’art véritable que les gens espèrent recevoir de l’artiste (…) J’aimerais que ma peinture et moi-même nous soyons dignes des gens auxquels j’appartiens et des idées qui me donnent de la force (…) J’aimerais que mon œuvre contribue à la lutte pour la paix et la liberté. »[8] C’est pourquoi Frida, dont le père Karl Whilhelm s’était exilé d’Allemagne pour s’installer au Mexique en 1890, aime à signer sa correspondance « Frieda », par allusion au mot allemand qui signifie : « la paix » !

Ainsi Frida/Frieda ne récuse-t-elle pas toute « appartenance » ou « engagement », politique en particulier : dès l’âge de vingt ans, elle rejoint les jeunesses communistes, et, onze jours avant sa mort et alors qu’elle a été amputée de la jambe droite un an plus tôt, elle participe encore en fauteuil roulant, aux côtés de Diego Rivera, à une manifestation contre l’intervention de la C.I.A. ayant favorisé un coup d’État militaire au Guatemala. Mais sa proximité d’avec le peuple l’éloigne de toute théorisation purement abstraite tels que peuvent lui apparaître les manifestes du surréalisme. Pendant les mois qu’elle passe à Paris, où elle tombe d’ailleurs malade, il lui arrive d’écrire au photographe Nicolas Murray (avec lequel elle entretint une liaison quand elle se rendit à New York en 1938) des propos dont le caractère très cru, voire paillard, déjouent par avance toute possibilité, peut-être toute envie (!), de récupération ! « Il y a quelques jours, dit-elle alors, <..> que j’ai appris par André Breton que l’associé de Pierre Colle[9], un vieux bâtard et fils de pute, avait vu mes tableaux et considéré qu’il ne pourrait en exposer que deux, parce que les autres sont trop « choquants » pour le public ! » Sans doute F. Kahlo fait-elle ici allusion aux toiles où elle n’hésite pas à représenter sans détours ses fausses couches ou les avortements auxquels elle fut contrainte en raison de son état de santé. Il se peut aussi qu’elle pense à l’oeuvre réalisée en mémoire de l’actrice Dorothy Hale, où la peintre n‘hésite pas à montrer le sang qui avait souillé le visage de la comédienne défénestrée, et dont Frida Kahlo peint l’éclaboussure sur le cadre même du tableau. Que cela soit d’une violence sans dissimulation, Frida en est très consciente, mais, comme la réalité est ainsi faite, elle n’en écrit pas moins à propos de son censeur : « J’aurais voulu tuer ce gars et le bouffer ensuite, mais je suis tellement malade et fatiguée de toute cette affaire que j’ai décidé de tout envoyer au diable et de me tirer de ce foutu Paris avant de perdre la boule.<…>. Je ne peux plus supporter ces maudits « intellectuels » de mes deux. C’est vraiment au dessus de mes forces. Je préférerais m’asseoir par terre pour vendre les tortillas au marché de Toluca plutôt que de devoir m’associer à ces putains d’ »artistes » parisiens. Ils passent des heures à réchauffer leurs précieuses fesses aux tables des « cafés », parlent sans discontinuer de la « culture », de « l’art », de la « révolution » et ainsi de suite, en se prenant pour les dieux du monde, en rêvant de choses plus absurdes les unes que les autres et en infectant l’atmosphère avec des théories et encore des théories qui ne deviennent jamais réalité.
Le lendemain matin, ils n’ont rien à manger à la maison, vu que pas un seul d’entre eux ne travaille[10]. <…> Je ne vous ai jamais vus, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages idiots et en discussions « intellectuelles ».<…> » [11]

La colère de Frida Kahlo n’est pas sans évoquer l’avertissement ( certes plus civilisé ! ) par lequel Alain rappelait l’artiste à la dimension d’abord artisanale  de son travail : « faites donc et jugez ensuite. Telle est la première condition en tout art, comme la parenté des mots artiste et artisan le fait bien entendre ; <car> une réflexion suivie sur la nature de l’imagination conduit bien plus sûrement à cette importante idée, d’après laquelle toute méditation sans objet réel est nécessairement stérile. Pense ton oeuvre, oui, certes ; mais on ne pense que ce qui est : fais ton œuvre. »[12]  Et c’est fort concrètement que Frida Kahlo, en artisane experte des couleurs, en donne parfois le mode de fabrication comme elle ferait d’une recette de cuisine : après avoir énuméré les ingrédients nécessaires à la production d’une couleur souhaitée, elle écrit :
« 1-Emulsionner les ingrédients – 2-Moudre les couleurs avec l’émulsion – 3- Si l’on souhaite obtenir une texture brillante, augmentez la dose de <gomme> damar jusqu’à deux volumes – 4- Si l’on souhaite obtenir un mat total augmenter l’eau jusqu’à trois volumes. » [13]

En somme, il y a dans la personne de cette femme au corps pourtant si souvent douloureux, et visiblement mutilé à la fin de sa vie, quelque chose de pleinement incarné jusque dans son rapport à la matière picturale, et jusque dans les mots qu’elle adresse aux autres !

C’est ici que ces considérations rejoignent le propos de ce texte : s’il faut entendre par « santé » ou par « validité » ce par quoi l’ « Organisation Mondiale de la Santé », l’ « O.M.S. », les définissent, c’est-à-dire par « un état de complet bien être physique, mental et social, et <..> pas seulement <par> une absence de maladie ou d’infirmité », Frida Kahlo est doublement, voire triplement, malade et invalide : parce qu’elle fut marquée par l’infirmité ou la maladie tout au long de son existence, parce que les douleurs physiques, les souffrances psychiques ou affectives, les drames personnels ne cessèrent de la poursuivre, parce que les difficultés matérielles ne lui furent pas toujours épargnées et empêchèrent peut-être qu’elle soit toujours aussi bien soignée qu’il aurait été nécessaire. Toutes circonstances qui l’éloignèrent le plus souvent de tout « bien-être » quand on désigne par ce vocable un état exempt de quelque forme de trouble que ce soit[14] !  Mais peut-être incarne-t-elle la possibilité de porter les blessures de l’existence avec une telle force, qu’elle nous donne l’exemple, jusque dans sa façon d’aimer, d’oser, en un mot d’être, de ce que peut signifier, au plein sens de ce terme : être bien portant !

Même en fauteuil roulant, Frida Kahlo n’est pas une « personne handicapée », elle est celle qui porte ses infirmités, voire ses mutilations, avec un panache qui la rend jusqu’au bout superbement portante ! Couchée une grande partie de sa vie en raison des divers maux qui l’accablent, particulièrement dans les dernières années de sa vie, elle n’en est pas moins debout jusqu’à ce que mort s’ensuive ! De toutes ses blessures en effet, elle finit certes par mourir, et de façon prématurée, comme il arrive à ceux qui furent fracassés par la vie, mais aussi qui vivent, donnent, aiment trop intensément. Or, Frida Kahlo fut non seulement meurtrie par le terrible accident qui disloqua son corps en 1925, par toutes les interventions chirurgicales, et conséquences secondaires de cet accident et de ces opérations, mais aussi par les tourments occasionnés par une vie amoureuse et affective riche, mais, elle aussi, accidentée.

Pourtant, sa vigueur exemplaire pourrait bien être un autre nom de la santé, de la grande santé : celle qui n’exclut ni le malaise ni la souffrance ni les altérations physiques ou mentales ni le chagrin ni la déception ni même la maladie, ou encore le « handicap » (comme on dit aujourd’hui pour ne plus parler d’ « infirmité », et mieux renier la faiblesse) ou la folie, mais, dans le désespoir parfois le plus profond, y fait face jusqu’à ce que le corps, épuisé, finisse par y céder !

Maladies et infirmités n’ont en effet cessé d’accabler Frida dès son plus jeune âge : outre qu’elle naît probablement avec une déformation congénitale de la colonne vertébrale qui ne sera diagnostiquée que beaucoup plus tard, elle rencontre la maladie invalidante dès l’âge de sept ans en contractant la poliomyélite, et ressort à l’âge de dix-huit ans, complètement brisée d’un violent accident de la route qui la laissera marquée jusqu’à la fin de sa vie, et en abrègera sans aucun doute le cours : le 17 septembre 1925, Frida monte dans un bus en compagnie de son premier grand amour Alejandro Gomez Arias et, quelques secondes après, le bus entre en collision avec un tramway, laissant Frida très gravement blessée mais, miraculeusement, vivante ! Alors qu’Alejandro ressort du choc avec des lésions superficielles qui ne lui laisseront pas de séquelles, Frida est littéralement disloquée.

Lorsque en 1946, elle consulte une femme médecin berlinoise installée à Mexico, celle-ci décrit en ces termes les multiples fractures subies au moment de cet accident : « fracture de la troisième et de la quatrième vertèbre lombaire, triple fracture du bassin, environ onze fractures de la jambe droite, luxation de l’épaule gauche, plaie au bas ventre provoquée par une tige métallique ayant transpercé le flanc gauche avant de ressortir par le vagin occasionnant des blessures à la lèvre vulvaire gauche. Péritonite aiguë. Cystite. Sonde urinaire durant plusieurs jours. Trois mois de séjour à l’hôpital de la Croix Rouge. La fracture des vertèbres lombaires n’est pas détectée par les médecins, jusqu’à ce que le docteur Ortiz Tirado prenne en charge la patiente et l’immobilise pendant neuf mois au moyen d’un corset en plâtre. Au bout de trois ou quatre mois de port de ce corset, la patiente a pendant plus d’une heure la sensation que tout son côté droit est « comme endormi ». Ce symptôme est traité par des piqûres et des massages et ne se manifestera plus. Après le retrait du corset, la malade retrouve une vie « normale », mais depuis ce temps-là elle éprouve un « sentiment permanent de fatigue » ainsi que des douleurs épisodiques dans la colonne vertébrale ainsi que dans le pied droit qui ne la quittent plus. » [15]

Dans l’ensemble, le « tableau clinique » qu’établit ce médecin en 1946 est proprement catastrophique : suite à des fausses couches occasionnées par les atteintes à l’abdomen, à des avortements nécessités par son état, à des infections sans doute contractées en raison de l’affaiblissement de son organisme, à des épisodes de dépression sévère accompagnant toutes les douleurs endurées probablement conjuguées à un sentiment profond d’abandon ou de solitude pendant les interminables mois d’hospitalisation, le corps de Frida Kahlo apparaît comme un condensé de la douleur humaine.

Que son violent accident de la route ait été la première des raisons de la brièveté d’une vie qui s’achève à quarante-sept ans est une évidence, qu’on déplore alors qu’un sort aussi cruel se soit abattu sur une jeune fille pleine de promesses et de joie de vivre est une réaction naturelle, que l’on en conclue que, à partir du 25 septembre 1925, Frida n’est plus qu’une pauvre femme vouée à l’infirmité, est une autre affaire !

Car le premier élément par quoi l’on peut affirmer la bien portance de Frida Kahlo est son inimitable façon de prendre la réalité à bras le corps. Certes, par de très longues lettres aux êtres aimés, elle ne taît pas les accès de désespoir qui la mènent à plusieurs reprises au bord du gouffre. Mais sachant impossible l’annulation de l’accident qui fait basculer son existence et son histoire, c’est par la capacité à accepter, sans jamais s’y résigner cependant, la brutalité d’une réalité qu’elle sait incontournable, qu’elle parvient jusqu’à son dernier souffle à affirmer un amour de la vie qu’elle proclame en toutes lettres, en un testament magnifique, sur le dernier tableau où apparaissent de juteuses pastèques, dont la chair se présente comme un véritable triomphe sur des épreuves qui n’auront pas pu venir à bout de sa combativité.

VIVA LA VIDA !, écrit-elle en 1954 sur la chair apparente de cette tranche de pastèque dont la couleur éclatante semble un dernier pied de nez à la force du destin. Dans sa correspondance, Frida décrit souvent par le menu les détails de ses opérations, déboires affectifs de tous ordres, mais le premier aspect de sa grande santé, c’est un pouvoir d’acceptation, qui n’a strictement rien à voir avec la soumission, mais bien plutôt avec une force d’affirmation qui fait feu de tout bois : elle ne se soumet pas à son destin, telle une héroïne finalement mise à mort sans avoir jamais posé les armes, elle accueille ce qui, sans aucun ménagement, lui échoit ! Telle peut être la vie, telle est en tous cas la sienne dont elle assume la violence en se réjouissant parfois, dans sa correspondance, qu’elle n’ait pas été interrompue par le maudit accident qui fait d’elle la Frida Kahlo qui nous éblouit.

Car il n’est pas exagéré de voir dans cette catastrophe, celle qui la transforme en peintre ! Ou plus exactement, cet événement qui aurait dû l’anéantir est celui dont elle s’empare pour devenir peintre. Loin s’en faut en effet, qu’il s’agisse là d’une interprétation optimiste des bouleversements qui ont menacé la vie de Frida Kahlo, c’est elle même qui le déclare. Dans une lettre à Julien Levy elle écrit en 1938 : « Je n’avais jamais pensé à la peinture avant 1926, quand j’ai dû rester alitée suite à un accident de la route. Je m’ennuyais beaucoup dans mon lit, j’étais plâtrée ( je m’étais fracturée la colonne vertébrale et d’autres os ), alors j’ai décidé de faire quelque chose. J’ai chipé de la peinture à l’huile à mon père et ma mère m’a fait fabriquer un chevalet spécial, parce que je ne pouvais pas m’asseoir. Voilà comment j’ai commencé à peindre« [16]. Dans une lettre à Carlos Chavez, elle précise en 1939 : « J’ai commencé à peindre il y a douze ans. J’étais en convalescence <…>. J’ai travaillé durant toutes ces années avec l’élan spontané de mes sentiments. Je ne suis d’aucune école, je n’ai jamais revendiqué l’influence de qui que ce soit ; de mon travail je n’ai rien attendu d’autre que la satisfaction de peindre et de dire ce que je ne pouvais exprimer autrement.« [17]

Ainsi, sa force réside-t-elle d’abord dans une capacité d’expression, de traduction, de défi, de métamorphose. Alors qu’elle souhaitait être médecin, elle réaménage avec ses proches l’espace exigu de sa chambre de douleur en une improbable ébauche d’atelier de peinture. Et si l’on peut déplorer la malchance qui cloue au lit cette jeune fille et la voue à tant d’épreuves physiques, nous ne pouvons qu’être frappés du fait qu’une des plus grandes figures de la peinture mexicaine est pourtant née d’un cataclysme personnel. Sans le choc qui la mutile, non seulement dans sa motricité mais dans son pouvoir d’enfantement puisqu’elle est littéralement transpercée par une barre de fer qui transperce sa hanche et ressort par le vagin au moment de l’accident, point de Frida Kahlo telle que nous en connaissons l’œuvre. Il est alors inutile de se demander si tant d’art valait tant de souffrances puisqu’ une fois arrivé, l’accident est irréversible et que la santé de Frida consiste aussi en son impressionnante aptitude à traduire ce qu’elle ne peut, dit-elle, « exprimer autrement ». La peinture devient un double sans lequel elle n’aurait probablement pu survivre, le double lui-même produit par cette Frida intacte qui ne cesse de tendre la main à la Frida blessée, quelle que soit la nature de la blessure infligée, et comme le montre en toute clarté le grand tableau intitulé « les deux Frida« , peint en 1939 au moment de son divorce avec Diego Rivera.


La personne et l’œuvre de Frida Kahlo rendent effectivement tangibles les insondables ressources qui permettent à certains êtres humains de dépasser ce qui aurait dû les briser. Dans un monde qui a pour obsession de faire disparaître ce qui n’est pas pleinement positif, ce qui est trop gênant, son exemplaire rapport à la souffrance prouve  que la capacité d’affrontement peut avoir pour élément déclenchant un événement, dont  nous nous disons qu’il aurait dû ne pas être. Il faut pourtant éviter ici tout dolorisme et se cabrer contre cette « métaphysique de bourreau » en laquelle, suivant l’expression de Nietzsche, a pu se complaire le christianisme. Car la personne de Frida nous dit tout autre chose que : il faut souffrir pour produire du grand art ! La grande joie, et plus globalement, ce qui est fortement et authentiquement vécu, en produit aussi ! Or, la joie de Frida transparaît tout autant à travers ses tableaux que sa souffrance. Elle fait même partie de ces artistes dont l’œuvre frappe comme un éclat de soleil.

Le personnage de Frida est porteur d’une énergie considérable par sa capacité de relèvement, son audace, sa franchise communicative qui nous disent que quelque chose est encore possible quand tout semble perdu. Tels ces héros de la résistance qui prouvent, non par l’argument mais par le fait ( puisqu’ils ont résisté ! ) que la lâcheté n’est pas une fatalité, tels ces humbles qui prouvent par l’action que l’on peut défier l’oppression quand bien même on aurait aucun pouvoir, Frida Kahlo est une résistante d’un rare courage face à la violence de la vie. Elle fait partie de ces êtres qui rendant réel l’impossible, le réalisant au sens plein de ce mot, bousculent les inerties, la sourde tendance à se laisser aller à une vie qui, si l’on n’y prend garde, a tôt fait de pactiser avec la mort, quand bien même elle aurait encore les apparences de la santé et de la validité. De la même façon que, dans un autre registre, Rosa Parks, petite couturière noire et sans aucun pouvoir montre, par son simple refus de laisser sa place à un blanc dans un autobus[18], qu’il n’était pas inévitable de s’incliner, dans l’Amérique des années cinquante, devant l’arbitraire et le racisme des blancs, ou que, plus improbablement encore, Jean Moulin incarne l’impossible possibilité de résister à la torture, Frida Kahlo prouve qu’il est une autre santé que celle, bien sûr fort appréciable, du corps intact : la santé assez forte pour porter la vie jusqu’en ses insondables abîmes.

Dans l’œil des cyclones des désespoirs occasionnés par les blessures d’amour, les  atteintes physiques, les désirs avortés de donner la vie, Frida Kahlo demeure, atteinte en sa chair vive, incroyablement vivante, ce dont ne peuvent pas toujours se targuer les gens « en bonne santé » !

Car  il lui fallut une forme inédite d’amour de la vie et des autres pour se relever de ce qui aurait pu la tuer. Qui d’autre que Frida par exemple aurait pu accompagner sans rancune durable Diego Rivera, son Gargantua de mari, dont la boulimie amoureuse lui fit franchir la limite dont l’outrepassement aurait pu la pousser au suicide, en faisant de la sœur adorée de Frida sa maîtresse ? Franchissement des limites qui la jeta dans un grand désespoir et mit un terme, mais provisoirement seulement (!),  à son union avec Diego. Réconciliée et remariée avec lui, un an plus tard, Frida n’en brossera pas moins, plusieurs années après, un portrait bouleversant de Diego Rivera. Là où la bassesse des hommes aurait pu attendre d’elle une longue plainte, elle répond par un superbe chant d’amour : « La forme de Diego est celle d’un monstre adorable, que la grand-mère, ancienne Magicienne, la matière nécessaire et éternelle, la mère des hommes et de tous les dieux inventés par ces derniers dans leur délire, suscités par la peur et par la faim, LA FEMME – et parmi elles, MOI – aimerait toujours tenir dans ses bras comme un nouveau-né. <Quant à > son contenu, Diego est en marge de toute relation personnelle, limitée et précise. Contradictoire comme tout ce qui incite à la vie, il est à la fois caresse immense et décharge violente de forces puissantes et uniques. On le vit en dedans comme la graine que renferme la terre, et au dehors, comme les paysages. Certains attendront probablement de moi un tableau personnel de Diego, « féminin », anecdotique, amusant, rempli de plaintes, voire d’un certain nombre de ragots « décents » que les lecteurs pourraient interpréter ou s’approprier au gré de leur curiosité malsaine. Peut-être espèrent-ils entendre de ma bouche combien « il est douloureux » de vivre avec un homme comme Diego. Mais je ne crois pas que les rives d’un fleuve souffrent de le voir couler, ou que la terre souffre parce qu’il pleut, ni que l’atome souffre de décharger son énergie …Pour moi, tout a une compensation naturelle. Dans mon rôle, difficile et obscur, d’alliée d’un être extraordinaire, j’ai la même récompense qu’un point vert dans une masse de rouge : la récompense de l‘équilibre. Les peines ou les joies qui régissent la vie dans cette société pourrie par les mensonges dans laquelle je vis ne sont pas les miennes. Si j’ai des préjugés, si les actes d’autrui me blessent, même ceux de Diego Rivera, je me considère responsable de mon incapacité à voir clairement ; et si je n’en ai pas, je dois admettre qu’il est naturel que les globules rouges luttent contre les blancs sans le moindre préjugé et que ce phénomène est seulement synonyme de bonne santé. »

Nous y voilà : Frida énonce ici les principes inédits d’une autre santé, non de celle qui se mesure au seul silence des organes, mais à la capacité à donner sens à une souffrance, à éprouver l’altérité de l’autre, voire sa violence, et, plus généralement la puissance sismique de la vie, sans en être détruit. « Rive d’un fleuve », « terre » qui reçoit la pluie, « atome » lui-même exposé à l’énergie qu’il dégage ! Ainsi Frida Kahlo se conçoit-elle : susceptible ( ou en tous cas désireuse ) de voir, d’imaginer à chaque chose, fût-elle désespérante, une « compensation naturelle ». En cela réside une force d’amour inépuisable qui se traduit par une capacité de pardon hors du commun vis-à-vis d’autrui et par un pouvoir presque surnaturel de se relever des coups de boutoir infligés par une vie, dont fait précisément partie l’éventuelle violence de l’autre. Non pas tant parce qu’il est nécessairement violent, que parce qu’il est autre !

Éprouvant la personnalité exubérante de Diego Rivera, très exactement comme elle aurait éprouvé les forces telluriques des éléments naturels, Frida continue à l’aimer par delà les désaccords sans plus le renier qu’elle ne renierait la nature malgré ses orages. Pas plus que la rive ne congédierait le fleuve après ses débordements ( et ne pourrait d’ailleurs le faire ), Frida ne peut longtemps cesser d’aimer Diego et sa sœur (cessa-t-elle d’ailleurs jamais de les aimer ? ) après une liaison qui l’atteint sans doute pourtant au plus profond de sa chair. On la dit égocentrique au motif que, suivant ses propres mots, elle peint sa « réalité », prenant souvent son propre visage comme modèle pour cette simple raison que rivée pendant des mois à son lit de douleur, elle n’en a d’autre que l’ image de sa personne renvoyée par un miroir qui avait été attaché au ciel de son lit. De sorte qu’en fait d’égocentrisme, c’est bien plutôt à un terrible face à face avec elle-même qu’elle a souvent dû se résoudre. Quant à l’amour donné à ceux qu’elle aime, il l’est à jamais.

De cet inépuisable don de soi, Frida témoigne en fait dès sa jeunesse quand, brisée par l’accident qui ne lui laissa la vie sauve que par miracle, Alejandro Gomez Arias quitte le Mexique pour parcourir l’Europe tandis qu’elle reste alitée pendant des mois. Non seulement accablée par des plaies dont elle ignore encore quelles en seront les suites, mais par une solitude d’autant plus pesante qu’ « Alex »,  est loin d’elle, on sent, au fil des lettres, croître la hantise d’être abandonnée, mais l’espoir persistant de ne jamais perdre entièrement l’amour du jeune homme. Pourtant consciente du fait que le voyage en Europe correspond à un autre éloignement, voyant qu’Alexandro ne cesse de différer son retour au Mexique, écrivant même à un ami, à propos de cet amour qui lui échappe : « je crois qu’il me mène en bateau, non? », Frida n’en écrit pas moins à « Alex » : « Ecoute, mon Alex, je t’adore, promis, ne va pas croire que c’est une illusion d’optique, quand tu viendras je te le dirai de vive voix, hein ? Et toi, s’il te plaît, ne vas pas m’oublier pendant que tu ne m’as plus sous les yeux ; je t’en prie, dis – moi que tu vas m’aimer autant que si tu me voyais, que tu vas m’écrire des lettres longues comme des journaux du dimanche. Ta copine qui t’aime au-delà de ce que tu peux imaginer. » Et puis, en un dernier appel désespéré : « Aujourd’hui plus que jamais je sens que tu ne m’aimes plus, mais je t’avoue que je n’y crois pas, j’ai la foi… ça ne se peut pas. Dans le fond, tu me comprends ; tu sais la raison de tout ce que j’ai fait ! En plus, tu sais que je t’adore ! Tu n’es pas seulement à moi, tu es moi ! (…) Irremplaçable ! » [19]

Et si, de fait, Frida connaît après Alex, de nombreuses amours, il n’y aura jamais avec lui de rupture à proprement parler et leur amitié durera jusqu’à la fin de la vie de Frida. Non qu’il y ait dans cette bienveillance indéracinable la moindre niaiserie ( Frida est tout aussi consciente qu’Alex « la mène en bateau », qu’elle reçoit comme un coup de poignard la liaison de sa sœur avec Diego Rivera ), mais son désir d’aimer ( sa peur de l’abandon ? ) est tel qu’elle préfère parfois aimer pour deux plutôt que perdre les êtres auxquels elle a accordé sa tendresse. Sans doute ce désir d’aimer lui donne-t-il alors le  don poétique de voir, et partant de vivre la vie ( dont les autres et elle-même font partie!) dans toute sa complexité, ses contradictions, en un mot, dans toutes ses dimensions.

D’où l’extrême singularité d’une existence et d’une œuvre que ne peut définir, délimiter, enfermer  aucune catégorie. Aussi ne faut-il pas prendre à la légère son refus d’être « classée » parmi les surréalistes, tant ce qui est véritablement vivant ne peut être assigné à une catégorie qui, à en croire l’étymologie du mot, accuse, de ce fait détruit, ce qui tombe sous son joug[20] ! Parce qu’elle est vivante, elle excède les limites des convenances, des écoles, des façons ordinaires d’aimer, et somme toute elle déplace et potentialise le précepte de la philosophie des lumières que, dans son essai intitulé : qu’est-ce que les lumières ? , Kant avait ainsi résumé : « ose savoir ! » Car, si c’est bien du savoir de la vie dans ses dimensions inattendues qu’il est ici question, Frieda Kahlo nous dit plutôt, sans l’avoir explicitement écrit, mais du seul fait de son existence : « ose être, vivre, créer, aimer ! » Et sans doute fallut-il aussi à Diego Rivera la force, la santé qui furent les siennes pour être à son tour la rive, la terre, le ciel de cette magicienne exubérante, capable de porter la vie dans ses abîmes et ses renaissances.

Telle fut en effet la bien, la superbe portance, d’une femme qu’on ne saurait réduire à la catégorie de « personne handicapée » ou de « malade », mais qui sait montrer que le désespoir, le chagrin, l’infirmité et la maladie font ( qu’on l’accepte ou qu’on s’en plaigne ) aussi partie de la vie !  D’où la pertinence du titre du beau film que Pierre Leduc lui consacra : Frida, naturaleza viva !  Nature vive qui, jusqu’à son dernier souffle, convertit en vie et en œuvres ( lesquelles font partie de cette vie ) ce qui la meurtrit. De ses tableaux, note Diego Rivera, « ont disparu le Christ, la Vierge et les saints ». Car , « au lieu d’un quelconque miracle, c’est le miracle permanent qui constitue le thème de <cette> peinture, c’est-à-dire le contenu vital toujours fluide, toujours différent, et toujours semblable dans sa circulation veineuse et sidérale. » Naturaleza viva, un autre nom donc, pour la grande santé, la bien, la belle portance de Frida Kahlo !  Car il y a dans cette femme mille fois cassée en son corps et en son cœur, quelque chose de ce que Nietzsche appelait: le surhomme  !! Un « surhomme » brisé, fragmenté, amoureux, féminin (!), féerique ( suivant le mot par lequel André Breton la qualifiait ), vulnérable, femme enfin, mais attaché au flux de la vie et de la terre par toutes les fibres de son corps mutilé !



[1] 3ème festival Retour d’image. Cinéma des différences.  Cité des Sciences et de l’industrie. Du 6 au 16 décembre 2007.
[2] Frida Kahlo, entre l’extase et la douleur, Vivas A., Castano Valenda R., 52 minutes. Documentaire, 2002, France.
Frida, naturaleza viva, Leduc P., 108 minutes, Fiction,1984, Mexique.
[3] Frida Kahlo par Frida Kahlo, Ecrits, Choix, prologue et notes de Raquel Tibol. Lettre à Clifford Wight (sculpteur anglais assistant de Diego Riveira), écrite de New York, le 11 avril 1933. Christian Bourgois éditeur, p.133.
[4] Breton A. Le surréalisme et la peinture, notice « Frida Kahlo » du catalogue « Mexique », galerie Pierre Colle, 1939, Gallimard, 1965.
[5] Peinture réalisée en 1945.
[6] Editions Gallimard, Paris 1986. La première publication de ce livre de Freud, Der Mann Moses und die Monotheische Religion- Drei  Abhandlungen fut réalisée à Amsterdam en 1939, tandis que Freud était réfugié à Londres.
[7] Tableaux respectivement peints en 1939 et 1940.
[8] Frida Kahlo par Frida Kahlo , ibid, p. 388.
[9] Dans la galerie duquel  elle exposait.
[10] Souligné par Frida dans le texte.
[11] Frida Kahlo par Frida Kahlo, Lettre à  Nicolas Murray du 16 février 1939, Ibid, p.207.
[12] Alain Système des beaux arts, dans les arts et les dieux, Pléiade,  p. 236.
[13] Christina Burrus – Frida Kahlo « je peins ma réalité », Découvertes Gallimard, p. 120.
[14] Moyse Danielle, Bien naître – bien être – bien mourir – Propos sur l’eugénisme et l’euthanasie,  Erès, 2001.
[15] Burrus C. Frida Kahlo. « Je peins ma réalité. » Ibid, p.125. Rapport médical établi par Henriette Begun, médecin berlinois, émigrée à Mexico.
[16] Frida Kahlo par Frida Kahlo.. « Lettre à Julien Levy ». P. 199. C’est dans sa galerie new-yorkaise que Frida Kahlo réalise sa première exposition en novembre 1938.
[17] Ibid. « Lettre à Carlos Chavez », p. 223.
[18] 1er décembre 1955.
[19] Frida Kahlo par Frida Kahlo,, Lettre du 14 juin 1928, p. 93.
[20] Le Dictionnaire étymologique du français de J. Picoche (Les usuels du Robert) : « Katégoreuein« , « déclarer hautement« , « accuser« .