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Monday, July 29, 2013

Traumatisme de l'annonce et émergence des représentations – Suite et fin
Par Jean-Louis Pujol (CHU de Montpellier et Laboratoire Epsylon EA 4556)

L’annonce :
Mathieu a 54 ans et vient d’être opéré d’une vertèbre métastatique. Je le rencontre quinze jours plus tard.
Il prend place dans l'un des fauteuils. Il est visiblement éprouvé, se relevant à peine de l'intervention chirurgicale. Sa compagne s'assoit à ses côtés. Sur le visage de Mathieu se lisent fatigue et inquiétude.
Lorsque je lui demande s'il sait pourquoi il consulte, il se lance dans une longue explication. Il sait avoir un cancer sur une vertèbre et sur une hanche. Je comprends alors qu'il est dans l'ignorance de l'organe initialement touché, le poumon. Il semble même avoir construit une représentation de sa maladie réduite aux métastases et dont la cause serait indéterminée. Je dois malheureusement le sortir de cette représentation, atténuation de sa situation réelle.
Répondant à l'étonnement qu'exprime Mathieu que je puisse, seulement quelques minutes après l'avoir rencontré, dire qu'il est atteint d'un cancer du poumon, je lui réponds « ça se voit ».
Ces mots à peine prononcés, l'angoisse déborde et gagne sa compagne.

Après l’annonce :
Un premier entretien a lieu dès le lendemain de l'annonce alors que Mathieu est déjà hospitalisé. Interrogé sur les représentations des causes qui auraient pu entraîner la maladie, Mathieu avance une hypothèse psychogène : il pense que les événements de sa vie, et tout particulièrement ceux qu'il appelle les « événements sentimentaux », ont provoqué son cancer.
Les paroles échangées la veille furent d'autant plus violentes que les rhumatologues qui avaient pris en charge la métastase vertébrale avaient, de leur côté, parlé d'une tache pulmonaire de la « taille d'une tête d'épingle ». Pour lui, l'origine du cancer était indéterminée et le « primitif » était resté inconnu. Cette représentation, celle qu'il avait encore la veille avant la consultation, ne le préparait donc pas à l'idée d'un cancer présent et qu'il faudrait traiter.
« C'est comme un oiseau qui serait venu pondre des œufs et serait reparti sans demander son reste », explique-t-il.
« Le nid de l'oiseau a été trouvé », conclut-il, « alors qu'il aurait pu partir pour le faire ailleurs. »


Un deuxième entretien prendra place le surlendemain de l'annonce. Lorsque je suggère à Mathieu de reprendre son discours au point où il expliquait que sa maladie pouvait être en rapport avec son histoire sentimentale, il donne cette explication :
« Je pense que le cancer est directement lié à l'affect. Une femme qui perd un enfant peut avoir un cancer du sein », explique-t-il. « Celle qui perd un mari a un cancer de l'utérus. »
Il évoque alors certains déséquilibres qui peuvent conduire à des accidents de la vie et se traduire par le cancer. « Le cancer on l'a, on le développe en fonction d'une certaine… d'un certain déséquilibre » et il ajoute « enfin, c'est ce que je pense. »
Plus loin il avance une curieuse théorie de la carcinogénèse qui partirait, selon lui, d'un état embryonnaire. Il recycle en fait des informations lues dans des revues de vulgarisation scientifique exposant la théorie des cellules souches : « Il y a un déréglage de cette cellule qui fait qu'elle part en "live"…Voilà comment j'explique la maladie… Ça peut effectivement déboucher sur une guérison totale et définitive », suggère-t-il.

Quelle est la nature des représentations de la maladie pour Mathieu ?

Diagnostic et analyse des réponses

De façon générale, dans la suite du trauma de l’annonce, il y a le gel de la chaîne signifiante et donc le blocage du symbolique. De fait, du pur réel que constitue le symptôme, le sujet échappe vers une activité imaginaire (1). C'est pourquoi dans la définition lacanienne, l'angoisse est considérée comme un phénomène de bord dans le champ de l'imaginaire (2).
Ces constructions imaginaires font largement appel à des proto-représentations, c'est-à-dire à des emprunts aux représentations historiques (collectives) de la maladie sans qu'il y ait une identification au sujet (3, 4). Donc pas d'énonciation possible mais une succession d'énoncés sans lien avec le sujet puisque sans lien avec la chaîne signifiante. C'est du symbole mais ne n'est pas du symbolique dans la mesure où ça ne fait pas série.

Ainsi, dans l’observation de Mathieu, les représentations du cancer empruntent de manière très singulière deux voies, l'une historique et imaginaire, l'autre tenant au savoir profane : la première suit une représentation anthropologique (ontologique, l'oiseau, la nidation, l'embryon). Cette représentation de la maladie traverse 24 siècles depuis le crabe de l'Antiquité grecque jusqu’à la cellule folle des théories virchowiennes.
La seconde fait référence aux connaissances scientifiques les plus récentes (cellules souches) pour les recycler sous la forme d'un savoir profane. Dans ces deux cas, il est toujours question d'une intelligence, d'une malignité qui démontre que le malin a un double signifiant, médical et mythologique.
Ce qui est angoissant ici, c'est que cette menace extérieure et immanente soit entrée en résonnance avec une menace pulsionnelle, censurée par la culpabilité inconsciente (confusion des relations sentimentales et affectives, théorie du cancer du sein lié à la maternité et du cancer de l'utérus lié à la sexualité).

Références :
1. Assoun PL. (2009) Le corps ou la vérité inconsciente du symptôme. In Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse. Anthropos, Paris
2. Lacan J. (1962-1963). Passage à l'acte et acting out. In Le séminaire Livre X: L'angoisse. Editions du Seuil, Champ Freudien, Ed. 2004 ; p 140, Paris
3. Ben Soussan P. (2004) Le cancer : approche psychodynamique chez l’adulte. Eres, « L'ailleurs du corps » Ramonville Saint-Agne
4. Pujol JL. Launay M. Boulze (2012) Représentations sociales du cancer : une composante clinique de la relation médecin-malade. In Psychologie de la santé. 12 cas cliniques. Sous la direction de Lydia Fernandez et Jacques Gaucher. Editions In Press, p 21-50, Paris

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